Publiée pour la première fois en français en 1968, « Lettre à une enseignante » est une critique, radicale, d’une école qui n’accomplit pas sa mission, puisqu’elle reproduit un ordre social injuste. Critique d’autant plus puissante qu’elle est formulée par ceux qui subissent cette relégation !
J’aurais voulu lire les enfants de l’Ecole de Barbiana il y a 20 ans, quand j’ai commencé à enseigner, tant ce texte est stimulant pour la pensée. Mais je suis très heureuse que les éditions Agone nous redonnent ce texte dans une nouvelle traduction aujourd’hui, tant le contraste entre le cri de ces jeunes Italiens des années 70 et le silence des élèves en France aujourd’hui est éloquent.
Qui sont ces enfants de Barbiana ? Les huit garçons qui écrivent cette lettre à leur ancienne professeure ont entre 12 et 16 ans. Ce sont des recalés de l’école publique, venus trouver refuge à Vicchia, un hameau montagnard à 45 km de Florence, là, où un prêtre, Don Milani, a fondé une école pas comme les autres.
Ce n’est pas sur l’expérience éducative, que ce livre nous donne à découvrir, tout aussi passionnante soit-elle, que je voudrais attirer votre attention, mais sur la conscience du tri social opéré par l’école, dont nous font part les jeunes qui l’ont fréquentée. La critique est sans concessions mais argumentée. Ces jeunes jugés incapables de poursuivre leur scolarité, et tout juste bons à travailler aux champs ou à l’usine, font preuve de réflexion et ont ébranlé les bonnes consciences de nombreux adultes quand cette lettre a été publiée la première fois. Certes toute la critique de l’école publique des années 70 en Italie n’est pas transposable aujourd’hui en France (si les pédagogies ont changé pour le mieux, les conditions de travail des enseignants ont également évolué, pour le pire…) Mais la reproduction sociale à l’œuvre au sein même de l’école, que dénoncent ces jeunes garçons, demeure. Pourtant, 50 ans ont passé. Durant tout ce temps, l’indéniable massification scolaire a caché l’absence de démocratisation scolaire. Pourquoi ce détour par une école italienne atypique ? C’est que la France aujourd’hui est très mauvaise élève. Elle est en effet un des pays européens au système éducatif parmi les plus inégalitaires, et ce que dénoncent les enfants de Barbiana, de trop nombreux élèves pourraient le reprendre à leur compte, aujourd’hui dans notre pays, s’ils n’étaient pas assommés par une impression de fatalité.
« Une éducation au rabais »
Dans la page liminaire à leur longue lettre, les enfants de Barbiana affirment qu’ils n’attendent rien de leurs professeurs, selon eux complices d’une « éducation au rabais », mais tout des parents : « Ce livre n’est pas destiné aux enseignants mais aux parents. Il voudrait les inviter à s’organiser. » Ayant subi une « école de classe » comme l’écrit très justement Laurence De Cock dans sa préface, ils écrivent un violent réquisitoire contre leur enseignante, et on ne peut que le comprendre. En participant à l’enseignement mutuel tel que l’organisait l’école de Barbiana, ils ont vu qu’ils pouvaient eux aussi réussir scolairement et même découvrir la joie d’apprendre alors qu’ils avaient été « recalés »; ils ont compris, travail de recherches statistiques à l’appui, les injustices sociales que reproduit l’école, et auxquelles elle contribue. On aimerait aujourd’hui entendre de la part des élèves un tel désir d’apprendre et une telle rage à demander des comptes à une institution qui prétend œuvrer pour l’égalité des chances et qui échoue… sans avoir déployé l’effort nécessaire. En vérité, contrairement à ce qu’écrivent les enfants de Barbiana, les professeurs se soucient (et heureusement !) des enfants des autres, et quand ils travaillent dans le public, ils se mettent au service de tous les élèves qu’on leur confie. Certains, certes, plus que d’autres, dénoncent l’échec de démocratisation scolaire et l’accroissement des inégalités dans l’ensemble de la société. Mais, nul besoin d’être parent ou enseignant pour souhaiter que l’école ne soit pas « un hôpital qui soigne les gens en bonne santé et renvoie les malades » pour reprendre l’image éloquente des enfants de Barbiana. Enfants très intelligents qui concluent que, si l’école ne s’occupait pas de toutes et tous, « elle deviendrait un instrument de ségrégation toujours plus indéniable ». Les chiffres sont têtus, les élèves les plus en difficultés sont statistiquement les enfants issus des milieux les plus modestes. Tout le monde le sait ou le devine. En revanche, aujourd’hui il est important de mettre à jour tous les mécanismes qui font que l’école propose les voies de relégation aux plus démunis et les voies élitistes aux plus nantis, et de désigner les responsables. Non pas pour porter un énième coup à l’école publique mais pour revendiquer les politiques nécessaires pour réparer ces injustices ainsi que pour remettre en question l’existence de l’école privée, qui contribue au séparatisme social.
Avant de terminer, écoutons encore une fois les enfants de Barbiana qui rappellent que l’école ne doit pas exister comme fin en soi, « faite à la mesure des riches. De ceux qui ont la culture à la maison et qui ne vont à l’école que pour récolter des diplômes. » En effet, l’école est un premier lieu politique, au sens noble du terme, c’est un lieu de socialisation où nous avons à définir avec les enfants quelle est la société dont nous voulons pour l’avenir.
Nous, toutes et tous, réuni-es dans ce collectif du CDDEP, répondons à ces enfants en manque d’école égalitaire et émancipatrice, qui sont nos enfants, et rassemblons sur notre volonté de lutter contre les ségrégations scolaires qui organisent notre société dès la petite enfance.
Natacha Polin
Barbiana est un hameau dans la commune de Vicchio (« o » pas « a »). Vicchio est un village. La commune compte actuellement plus de 8000 habitants. Elle est située dans le Mugello, « région » relativement peu touristique, à la différence du Chianti, au Nord-Est de Florence. Voilà. Ce ne sont que de petits détails.
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